Comme le sultan Ahmad ibn Abu Bakr aurait dû tuer le capitaine Richard Francis Burton au lieu de lui permettre de franchir les portes inviolées de sa cité de Harar, comme le premier qui pose le pied sur le rivage, fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il un saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer, lui et tous ceux qui l’accompagnent, ainsi aurait-il fallu faire partout du premier touriste.
Ainsi Catalina n’aurait-elle jamais dû laisser entrer en elle celui qui ne pouvait apporter que le malheur.
Jérôme Ferrari, Nord sentinelle, Actes Sud, 144 pages
Comme le sultan Ahmad ibn Abu Bakr aurait dû tuer le capitaine Richard Francis Burton au lieu de lui permettre de franchir les portes inviolées de sa cité de Harar, comme le premier qui pose le pied sur le rivage, fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il un saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer, lui et tous ceux qui l’accompagnent, ainsi aurait-il fallu faire partout du premier touriste.
Ainsi Catalina n’aurait-elle jamais dû laisser entrer en elle celui qui ne pouvait apporter que le malheur.
Voici donc, contée par Jérôme Ferrari, une histoire, parmi d’autres, de l’attrait par l’argent, par le clinquant, par la force. Des civilisations, des peuples, des femmes et des hommes s’y sont volontiers laissés prendre et s’y sont perdus.
Le narrateur, jamais nommé, assiste passivement à la faillite de son monde, préférant au conflit un éloignement de dix ans au terme duquel il ne retrouvera plus qu’un champ de ruines.
Un court et dense roman où l’on reconnaît avec délectation les formes ondulatoires de Ferrari, les phrases qui vous prennent par la main pour ne la lâcher qu’après une longue bal.l.ade.
Extrait (mais juste une phrase, à propos des touristes…)
Ils parlent fort, ils sont laids – car rien ne rend plus manifeste la laideur humaine que la chaude lumière d’été –, ils sont pathologiquement désinhibés, comme si le simple fait d’être en vacances produisait chez eux les effets d’une lésion cérébrale, ils sont grossiers, ils se prennent constamment en photo les uns les autres, ils s’adonnent aux moments les plus inopportuns à la pratique impardonnable du selfie, pratique aggravée de surcroît par l’utilisation d’une grotesque perche télescopique sur laquelle il faudrait les empaler avant d’exposer leurs dépouilles à la vue de tous, aux quatre points cardinaux, en guise d’avertissement solennel adressé à leurs congénères, ils sont innombrables et invincibles et à l’heure où je les vois déambuler dans les ruelles de la haute ville ou prendre le chemin du port, je sais bien que leurs armées victorieuses ont envahi le reste du monde, ils avancent en colonnes compactes dans les rues de Dubrovnik, ils se pressent sur la place du Duomo, à Milan, à Sienne et à Florence, autour de la tholos de Delphes, dans le sanctuaire d’Athéna, alors que les dieux anciens et nouveaux, désormais impuissants, n’ont plus rien à leur opposer qu’un éternel silence, ils pique-niquent dans les pinèdes, pissent dans l’Adriatique, dans les ondes pures des lacs et des torrents, au bord des routes et contre les colonnes des temples, ils se prennent en photo, encore et toujours, dans les allées du Pergamon à Berlin, devant la blonde Vénus surgie des eaux, ils montent en riant niaisement sur des plots de ciment, à dix mètres les uns des autres, faisant mine tous en même temps de tenir la grande pyramide du bout des doigts, dans la cour du Louvre, ou de soutenir la tour de Pise, suscitant le long de leur chemin triomphal l’apparition d’entités conceptuelles aberrantes – hospitalité tarifée, vision aveugle, repos frénétique ou individualisme grégaire – oh, comme ils sont loin, les verts paradis du sens et de la vérité !
Par Jean-Paul Garagnon | 19 octobre 2024